jeudi 15 août 2013

Chiharu Imai: Il faut connaître la raison du geste

Dans le cadre de l'exposition 2013 de l'EBA - European Bonsaï Association - j'ai eu la chance de pouvoir interviewer le maître japonais Chiharu Imai. Au Japon il est connu pour avoir préparer plus d'une centaine d'arbres à la plus réputée des expostions au monde, la Kokufu-ten. L'article original est à découvrir avec les photos dans le n°65 d'Esprit-Bonsaï.

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Chiharu Imai
« Il faut connaître la raison du geste »

Sans être une grande célébrité du bonsaï, Chiharu Imai n’en est pas moins talentueux. Il a cela de particulier qu’il travaille dans le respect de l’arbre, même en démonstration. Le geste doit avoir un sens, qu’il explique.

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Chiharu Imai : ce nom ne vous dira peut-être rien ; ce n’est pas très étonnant, ce Japonais n’est pas encore très connu en Europe. Il est vrai qu’il est plus jeune que les stars historiques du bonsaï, et qu’il n’est pas non plus issu d’une dynastie de pépiniéristes. Pourtant, il fait son chemin entre ses maîtres et ceux qu’il appelle « la nouvelle génération». Il développe un style propre qu’un ancien de ses apprentis, Daiki Abe – petit-fils du célèbre Kurakichi Abe –, situe entre le «Tokyo style»* et un style cher à d’autres artistes qui cherchent à mettre en valeur les espaces vides.
Ce jeune professionnel de grande lignée, qu’est Daiki Abe, porte un regard respectueux sur son aîné qu’il considère comme un grand technicien capable de beaucoup de finesse dans son travail.
Avant d’interviewer Chiharu Imai, la démonstration qu’il a tenu pour l’EBA (European Bonsaï Association) à Audincourt en mars passé, était donc le moment idéal pour s’imprégner de son travail minutieux et de sa solide pédagogie. Ces qualités, le professionnel les y a exprimées en travaillant deux pins sylvestres.

Respect et finesse
D’emblée sur le premier arbre, Imai hésite. Il prend beaucoup de temps à inspecter une végétation déportée sur les extrémités de longues branches fines, pour conclure qu’elle n’est pas prête pour une mise en forme. En bon pédagogue, c’est sur une branche à peine coupée et ligaturée qu’il explique avec précision ce qu’il aurait aimé faire : mettre en place chacune des branches les unes par rapport aux autres pour obtenir un port naturel et harmonieux. Disposées comme les doigts d’une main, les branches les plus longues s’étalent en plateau ; les plus courtes légèrement plus hautes se placent en arrière pour donner du volume. La technique est impeccable, le résultat indiscutable.
Ce souci du geste juste, de la soumission du geste au but poursuivi, Chiharu Imai le développe aussi avec beaucoup de finesse sur son second arbre de démonstration : un immense sylvestre penché. Avec une concentration extrême, l’artiste met en place, puis retouche, se recule et retouche... Jusqu’à limiter ses interventions à des mouvements de quelques petits millimètres, corrigeant des angles de quelques degrés.
Dans un silence respectueux, le public observe, le temps s’allonge. Les mains travaillent lentement, précisément, sans qu’un mot ne soit prononcé. Les branches prennent leur place avec un port d’un naturel désarçonnant : la main à peine retirée, on en oublie l’intervention de l’homme. Alors, la nature s’exprime en force.

La raison du geste
C’est au terme d’une longue journée de travail et d’instants d’apesanteur, après une cigarette dégustée avec apaisement, que le maître nous rejoint, Mayumi Matsuo (l’interprète) et moi, au pied de cet arbre dont le travail entamé fait ressortir les premières lignes magnifiques.
Nous revenons donc sur les grands moments de sa démonstration en commençant par essayer de comprendre ce qui lui a été le plus difficile. M. Imai explique à propos du premier arbre que contrairement à ce que l’on peut penser, le plus difficile n'est pas la grosse torsion de tronc qu’il a exécutée, pour rapprocher la végétation et compacter l'arbre : « Travailler avec un tord-tronc n’est pas si difficile. » La vraie question est « jusqu'où doit-on travailler, jusqu'où doit-on montrer ? Qu'est-ce qui est bon pour la démonstration, et ce qui est bon pour l'arbre ?»
Entre spectacle et pédagogie, il n’a pas hésité : il a préservé l’arbre, avec beaucoup de respect, et a donc renoncé à terminer la mise en forme.

La nécessité de connaître
Sans omettre pour autant d’expliquer comment l’arbre aurait dû être préparé. Il revient sur la leçon faite à propos du désaiguillage, le hazukuri, afin de stimuler l'éclosion des bourgeons latents en arrière de la végétation, et obtenir une ramification plus dense : "Peut-être que [les européens] ne connaissent pas la raison du geste. Par exemple, le hazukuri a une raison : on ne laisse pas pousser l'arbre longtemps sans le ramifier ; ce n'est pas bon pour faire un bonsaï. Si l'on connait la raison, on le fait naturellement ». Il met ainsi l’accent sur la nécessité de connaître la technique, mais aussi la raison qui la sous-tend. Pour lui, après reprise des racines, un prélèvement doit être suivi d’un désaiguillage régulier pour stimuler le bourgeonnement. Au risque, sinon, de voir ses branches « filer » dans la longueur et se dénuder.
De même, à propos de sa deuxième démonstration, alors que je partage l’émotion ressentie en l’observant, il explique sa démarche entre technique et esthétique. Il est nécessaire de se donner le temps de travailler chaque branche individuellement, l’une par rapport aux autres, quand elles sont encore malléables, car avec le vieillissement, il ne sera plus possible de les travailler si finement et elles garderont un aspect grossier. De plus, il est important aujourd'hui que l'arbre soit déjà beau; et comme les branches y sont pour le moment encore très visibles, il faut s'appliquer, même si plus tard la végétation couvrira partiellement ces branches.

C’est une question d’impatience
Je lui fais remarquer qu’en l’observant, on a l’impression que l’insistance de ses gestes cherche autre chose, il répond avec un sourire « Il faut chercher la beauté esthétique : là où est la beauté de l'arbre. »
À entendre ce souci, on ne s’étonnera pas que l’esthète soit membre de la Nippon Bonsaï Sakka Kyookai dont les valeurs sont la tradition, l’étude de l’esthétique et des techniques horticoles, autant que l’art de l’exposition. C’est d’ailleurs lors de la Sakka-ten, l’exposition de la branche européenne de l’association, en 2012 à Peñiscola (Espagne), que M. Imai est invité à intervenir. Il n’est pas tout à fait inconnu dans ce pays puisqu’il y a enseigné dès 2007 à Benicarló (Castellón) dans ce qui fut une école.
J’en profite pour lui demander ce qu’il trouve le plus difficile dans l’enseignement du bonsaï aux Européens «Ce n’est pas une question de difficulté, mais d’impatience. Les Européens doivent beaucoup apprendre et parfois je parle d'un arbre en le regardant comme il sera dans dix ans. Celui qui n'a pas l’habitude de voir des arbres grandir sur plusieurs années ne peut pas suivre ce que je dis. Je le comprends, mais c'est frustrant».

Enseigner les bases
M. Imai revient plusieurs fois sur son envie de revenir aux bases, d’enseigner les fondamentaux : « En général, les Européens se concentrent sur des détails et sur des techniques avancées. Mais ils manquent de pratique sur des choses basiques ; j'aimerais leur montrer et leur apprendre cela.» En particulier, il remarque dans un rire gêné qu’en Europe, nous avons « le geste grossier » ; il manque de finesse, il est approximatif.
Il s’étonne aussi de voir que la manière d'avoir du plaisir avec le bonsaï est différente d’avec celle de sa patrie. Par exemple, explique-t-il, s'il coupe beaucoup de branches sur un arbre, les participants rigolent ici. Cela n'existe pas au Japon : les gens restent sérieux. Ils vont surtout poser plus de questions sur le « pourquoi » il faut couper la branche, alors qu'en Europe, les gens ne réagissent pas vraiment, ne cherchent pas à comprendre ce qu'il y a au-delà du geste.
« Le geste grossier »... parce que peut-être il lui manque le sens, il n’est pas habité d’une intention. Nous y sommes à nouveau : la raison du geste.
Aujourd’hui, contraint de ne pas quitter sa pépinière trop longtemps, Chiharu Imai a renoncé à enseigner dans l’école de Benicarló et se concentre sur le suivi de ses élèves d’alors. Beaucoup sont professionnels et l’invitent à visiter leurs pépinières pour prendre conseils et enseignements.

Les professionnels doivent travailler davantage
C’est d’ailleurs ce souci que notre ami partage en fin d’interview. Alors que je lui demande, s’il pense qu’en Europe nous aurons un jour des arbres aussi beaux que chez lui, il rétorque sans hésiter, une réponse formulée il y a longtemps déjà : « Oui. Mais seulement à condition que les professionnels européens améliorent leur niveau. » La réponse me désarçonne ; il développe. Il trouve que les Européens s'occupent beaucoup des côtés mental, esthétique, presque philosophique du bonsaï ; il cite le wabi sabi. S'il s'en réjouit, Chiharu Imai met en garde : si l’on ne s'occupe que de cela, le niveau de l'arbre ne peut pas évoluer. Pour améliorer un arbre, il faut affiner sa technique, améliorer la culture – dans le sens horticole du terme. « C'est important de faire cela d'abord ; plutôt que de cogiter ».
Le maître du jour conclut, en se répétant : « J'aimerais vraiment insister sur une chose ! Les professionnels doivent travailler davantage que maintenant. Ils ne travaillent pas assez. »

Comprendre la technique du geste
Avec compréhension, M. Imai refuse d'être trop exigeant avec les amateurs qui « font ce qu'ils peuvent », et explique que les professionnels doivent être des modèles pour les amateurs. Il remarque que parfois, le commerce du bonsaï se limite à la revente de produits d’importation et que des yamadori à peine prélevés sont revendus sans avoir bénéficié des soins qui les préparent à être du bon matériel pour les premières mises en forme. Poliment, le Japonais admet que certains travaillent bien, mais remarque aussi que ce n’est pas toujours le cas.
Pour nous tous, professionnels et amateurs européens, peu habitués à observer le geste, plus friands de règles ou d’explications théoriques, M. Imai nous incite à observer et à nous imprégner du geste, d’en comprendre la technique, la finesse, mais surtout le but. Le « pourquoi » qui se cache derrière le geste de l’artisan. La raison.

Mais pas celle de Descartes.


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