dimanche 24 mars 2013

Robert Steven: Pour lui, les règles c'est du chinois !

L'occasion m'a été donnée d'interviewer, cet hiver, Robert Steven, artiste bonsaïka indonésien. L'article original est à découvrir avec les photos dans le n°63 d'Esprit-Bonsaï.

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Robert Steven
Pour lui, les règles c'est du chinois !


Robert Steven est Indonésien. Ses arbres sont uniques, expressifs. L’artiste est libre, s’est affranchi des règles pour créer sa propre expression, qu’il défend.

Robert Steven, c’est pour moi un parfait inconnu que je m’apprête à rencontrer, en janvier dernier, dans le cadre bourdonnant du Noelanders Trophy, en Belgique. De ce que j’ai vu de son travail, me frappent l’expressivité de ses arbres et un langage différent. De ce qu’on m’a dit, il serait « plus chinois que japonais »; qu’est-ce à dire? Il habite Jakarta, Indonésie. Pourquoi a-t-il accepté cette interview ? Pour son ego, par politesse, pour son marketing ? Parce que le marketing, l’homme s’y connaît ; c’est son métier. Tiens, c’est la première question que je lui poserai...
Le voilà, assis, à attendre un thé. Spontanément nous nous présentons : avec un grand sourire, le petit homme se lève. Oui, c’est ma première image de Robert Steven, un homme petit en taille qui rayonne la bonhomie, la gentillesse. Il est un peu timide ; à vrai dire, je le sens nerveux ; autant que moi.
Rapidement, on parle de ce que j’ai vu sur son site internet, de la manière dont m’ont parlé ses arbres. Et sans vraiment le réaliser, nous sommes déjà dans l’interview.

Il craint les contraintes
À ma première question, Robert clarifie et c’est important pour lui : il n’est pas un professionnel du bonsaï. Son activité doit rester indépendante ; des lois du marché, du diktat des expositions, des tendances. Il craint de devoir se soumettre à ces contraintes, s’il devait vivre de son art.
Le ton est donné : la liberté de penser et la liberté de faire seront le cœur de ses propos. Il le revendiquera à plusieurs reprises. Alors que le temps de la sympathie glisse vers celui de la connivence, il lâche : « tu sais, souvent on dit que je suis un “hors-la-loi“ dans le bonsaï. Je suis un peu rebelle... », et de ponctuer avec le grand sourire mi-gêné mi-assumé d’un enfant frondeur, finalement fier d’avoir été pris sur le fait.
Nous y voilà : les règles. C’est ce que l’homme me racontera ; de mille manières. Les règles qu’il a cherchées, celles qu’on lui a servies, celles qui l’ont rebuté, celles qu’il s’est établi, mais aussi celles qui ont failli le faire arrêter.
Oui, Robert Steven a failli ne jamais devenir le bonsaïka qu’il est. Il y a trente ans, à la découverte de « ces petits arbres dans la montagne », il s’intéresse aux bonsaïs en autodidacte « juste parce que j’aime ça », « juste pour le plaisir », parce qu’il les trouve beaux.
Avec une formation dans les arts graphiques, il explique une approche purement esthétique. Mais après cinq années de pratique, se rapprochant du club local, il est sur le point de tout envoyer par dessus bord.

Par la patrie du bonsaï
Frustré, l’homme ne se sent pas dans son élément. Il souffre, cherche, se cogne ; il ne comprend pas. Ce que ses mains produisent, son cœur l’aime. Mais sous le feu des critiques, il défait et refait... selon les règles. Cent fois. Mais le résultat ne lui plaît pas. Il ne se sent pas en phase avec... les règles. La passion s’épuise, l’incompréhension le ronge, la lassitude aura raison de ses arbres.
Mais le destin de Robert passera par la patrie des bonsaïs. À la source, il trouvera la Voie. Et c’est par son club de bonsaï, qui le désespère alors, que le prétexte vient à lui. À l’organisation d’un voyage thématique pour bonsaïka passionnés – comme il s’en organise tant au Japon –, il manque un interprète. C’est très naturellement que le président se tourne vers Robert, pour les accompagner... en Chine.
Fruit métissé de l’Indonésie et de la Chine, Robert parle parfaitement la langue, mais surtout est imprégné de la culture de l’ancien Empire, où réside une bonne partie de sa famille. C’est là-bas que la rencontre de Robert Steven et du bonsaï aura lieu. « Un moment qui fut une illumination pour moi » dans ce qu’il décrit comme le berceau de cet Art, rappelant opportunément, mais sans fanfaronnerie aucune, que le Japon n’en a été qu’un nouvel interprète, certes excellent, et un très bon exportateur, vers l’Occident dans l’après- guerre, mais aussi dans toute l’Asie du Sud-Est.

Fi des règles !
En Chine, pays alors fermé, sous un joug poli- tique autoritaire et peu enclin à la conservation et au partage de ses traditions, le jeune Steven découvre une approche différente. « En Chine, ils ne vous apprennent pas des règles, mais ce que j’appellerais des points de vue esthétiques. Et c’est ce que je cherchais, ce que j’essayais de faire ». On y parle « expressivité », « élégance », « authenticité », on veut faire parler les arbres, et faire ressentir les humains...
De retour, Robert se remet au travail, il remet en forme tous ses arbres. Fi des règles ! Qu’elles soient japonaises ou indonésiennes ! L’artiste s’exprime, écoute son intuition, retourne en Chine, s’inspire d’artistes locaux, reprend son ouvrage, corrige ; puis digresse, et, à défaut de règles esthétiques, il cherche dans les arts graphiques – « j’ai ressorti mes livres de peinture et de sculpture » – , il éduque sa sensibilité esthétique. Il reprend toutes les règles de deux points de vue : les principes esthétiques et les pratiques horticoles. « J’ai modifié tous mes arbres. Je suis entré dans un nouveau karma. »
Autour de lui, on rit, on critique, « on pensait que j’étais fou », on se désole de le voir “abîmer“ ses arbres, on fait la liste exhaustive des violations des... règles. Mais l’artiste ne bronche pas, il continue, s’enferre ; il sait, lui, que c’est sa Voie. Que les arbres lui donneront raison...

Vers la révélation
C’est dans la durée, celle de la maturation, que la révélation s’opère : « Il m’a fallu presque six ans pour faire comprendre aux gens ce que je faisais ».
Les sarcasmes se font moins bruyants devant les arbres de Robert. On ne comprend pas, mais on est touché. Ses arbres sont beaux, ces arbres expriment, ces arbres envoûtent. À l’encontre de ces fameuses règles, des images lustrées des catalogues d’exposition japonais. « Ils me disaient : “[tes arbres] sont jolis, mais ils ne sont pas justes, ils ne respectent pas les règles. Pourquoi tu fais cela ?“ ». Mais, si malgré tout l’arbre rayonne d’empathie et émeut son spectateur...
C’est en voulant expliquer d’abord par des articles que Robert finalement sort son premier livre Vision of my Soul. Les nouvelles générations en particulier, elles qui n’ont pas les références sur lesquelles prendre appui dans leur travail, lui disent se sentir plus à l’aise avec ses enseignements qu’avec ceux venant du Japon, car ils « expliquent davantage le “pourquoi“ que le “comment“ ».

Trois mots pour guide
Robert m’explique qu’en Chine, le bonsaï est guidé par trois mots. Je me redresse sur ma chaise, curieux, attentif : nous entrons dans le sanctuaire... « zhen - shan - mei ». Le premier – zhen [zeun] – exprime « l’authenticité, ce qui est honnête, ce qui est l’expression de soi ». Le deuxième – shan [san] – « est ce qui transmet quelque chose de positif aux gens, ce qui fait ressentir une émotion ». Le dernier – mei [meï] – est simplement « ce qui est beau, élégant, ce qui plaît ». Robert précise qu’une œuvre de qualité réunit les trois éléments.
Au « zhen - shan - mei », je ne peux éviter d’apposer le « shin - gyo - so », fondation des arts nippons, décliné dans nombre de pratiques sur nos arbres. La résonance est forte mais, rapidement, la discussion avec Robert renoue avec la quête de l’artiste qui s’est affranchi des règles dirigistes et peu nuancées, rassurantes quand on débute.
Son travail s’oriente exclusivement vers l’ex- pression ; celle du bonsaïka, celle de l’arbre. Sur ce chemin, les règles japonaises que nous recevons en Occident sont les seules auxquelles nous avons accès ; c’est vers elles que nous nous tournons comme étant celles de l’origine, la source.

Il existe d’autres règles
Ces règles, fabriquées au Japon, sont empreintes d’une longue histoire et d’une culture forte, insulaire, issue d’une société encore «récemment» féodale. Robert Steven nous dit que ces règles ne sont pas les seules, et qu’il en existe d’autres. C’est son message, ce pourquoi il ne vend aucun de ses arbres : il veut garder des preuves tangibles de ce qu’il s’applique à expliquer.
Observons donc ses arbres. On est immédiatement frappé par l’expression naturelle de leur posture. Manifestement, Robert sait malaxer la matière végétale jusqu’à en faire émaner une exaltation de la nature. Quand je lui demande si à son avis un arbre est réussi lorsqu’il permet au paysage de notre imaginaire d’y prendre forme, cadré qu’il est par l’arbre, il s’enthousiasme : « Exactement ! L’inspiration c’est la Nature».
Ces espaces vides dont certains, même Japo- nais, disent que la beauté est le siège de l’expression de la Nature, on les retrouve dans les arbres de Robert. Très expressifs, ces arbres mettent en scène    autant de « vides » que de « pleins ».

Un artiste au sang chinois
Cette transcendance de la nature, l’artiste en fait une quête qui l’éloigne des codes nippons. Dans ses explications, on décèle beaucoup de philosophie, d’empathie avec l’existence humaine et la Nature ; beaucoup de nuances à propos d’une culture dans laquelle « les Chinois sont moins concernés par la technique. Ils ne sont pas si stricts, si disciplinés. Ils sont vraiment libérés et recherchent la nuance ; la nuance esthétique ; la “mimique“ [sic] de l’arbre ». Ce jugement, Robert le sert sans... juger. À aucun moment, il ne cherche à confronter les deux cultures, à les mettre dos à dos. Il parle d’ailleurs avec beau- coup d’admiration des techniques japonaises ; techniques qui furent améliorées par la maestria ingénieuse japonaise.
Mais le bonsaïka regrette que trop souvent ce soit la technique qui soit exprimée et magnifiée. « Ils sont tellement disciplinés, ils en deviennent presque rigides», se hasarde-t-il un peu gêné. Il continue plutôt sur une différenciation entre « logique » et « rationalité » d’un côté; « sens », « abstraction » et « sentiment intérieur » de l’autre. En parlant de notre histoire européenne, empreinte du siècle des Lumières, qui mesure, analyse, ex- plique, il poursuit : « Tu ne peux pas faire cela avec un bonsaï; si tu deviens trop technique, trop logique, tout devient artificiel. »

Il explore le potentiel du matériel
Bien évidemment, l’homme a ses préférences, et il est évident qu’il s’inspire davantage du « penjing » chinois que du « bonsaï » japonais. Il confirme que ses inspirations, ses maîtres sont chinois ou sud-asiatiques. Robert précise que son but n’est pas de faire un bonsaï. « J’explore le potentiel du matériel pour devenir un arbre de petite taille. C’est cela que je fais ». Je comprends alors la part artistique de son travail, tout en le faisant confirmer qu’il utilise les techniques que les Japonais ont si bien perfectionnées. Il résume : « [ces techniques] sont les moyens pour obtenir un résultat final. Mais l’essence, c’est l’esthétique ».
Il poursuit cette idée quand il parle de ce qu’il a vu dans l’exposition, juste à côté de nous : « Techniquement, les bonsaïs que j’ai vus ici sont vrai- ment bons ; en particulier les conifères. Ils sont beaux. » L’homme hésite, un peu mal à l’aise... « Mais je dirais... J’ai vu des feuillus et je note que les Européens tendent à mettre en forme leurs feuillus comme des pins. » Il poursuit en excusant les auteurs malheureux qui apprennent des Japonais, « ... et les Japonais font beaucoup de pins. » Le regard fouillant ses souvenirs, il pour- suit : « Je ne vois pas le caractère des feuillus ». En se réjouissant d’entrevoir une solution, il nous invite, nous Occidentaux, à aller voir les grands vieux feuillus pour que nous puissions les dessiner : « De la Chine, de l’Asie, les Européens pour- raient apprendre à propos des feuillus. »

Le lever de l’Empire du Milieu
Finalement, alors que je lui demande sur le ton de la plaisanterie si je dois continuer à apprendre le japonais ou me mettre à l’indonésien, il éclate dans un grand rire : « Le chinois ! Il faut apprendre le chinois. » Plus sérieusement, il m’enjoint à reprendre ses mots et prédit : « Dans cinq à dix ans, on ne parlera que Chine. Pour tout, mais en particulier pour le bonsaï ! ».
Mais ne comprenons pas mal le message : Robert n’est pas impérialiste ; plutôt pragmatique. Il l’exprime en particulier lorsqu’il revient sur son enseignement, le décalage avec les règles établies et les questions de ses contradicteurs : « Je veux pouvoir expliquer comment je suis arrivé à un résultat, et pourquoi je l’ai fait. Tu ne peux pas dire si c’est juste ou faux. Tu peux prendre ce que je dis, mais si tu veux prendre les règles japonaises, tu es libre. »
Il nous l’avait dit : un rebelle ; avec authenticité, émotion et beauté comme seules lois.
« Zhen - Shan - Mei ».
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